Philippe Claudel, Le Rapport de Brodeck

Publié le par Mathilde Argane

RÉÉCRIRE L'HISTOIRE



Bouc-émissaire : « personne désignée par un groupe pour endosser un comportement social que ce groupe souhaite évacuer. Cette personne est alors exclue, au sens propre ou figuré, parfois punie, ou condamnée. À noter que la personne choisie n'est pas forcément coupable. Elle peut être une victime expiatoire choisie pour d'autres raisons. » (Wikipédia)

Pendant la guerre,  pour « purifier » le village, Brodeck a été désigné par ses concitoyens pour être envoyé aux camps de la mort. Ayant survécu, contre toute attente, il est revenu vivre parmi ses anciens bourreaux.
Mais lorsque la fureur du groupe se réveille et massacre l’Anderer, l’autre étranger du village, il sent la peur renaître.

La logique révisionniste

Et c’est à lui, Brodeck, qu’on commande de rédiger le rapport qui expliquera « qu’on ne pouvait pas faire autrement »  que de tuer l’Anderer. Réécrire l’histoire d’un crime pour disculper les coupables, cela s’appelle d’un nom : le révisionnisme. Claudel explore par le biais du récit torturé de l’ancienne victime les problèmes complexes et existentiels que pose la gestion du passé. Car Brodeck, pour écrire le rapport, doit procéder à un impossible reniement de soi. Lui, l’étranger, devrait couvrir le meurtre de son semblable? Il apparaît vite que son rapport ne correspondra pas à ce que ses concitoyens attendent. Alors qu’il s’efforce de faire un travail de mémoire,  eux ne veulent qu’oublier, et continuer à vivre comme avant.
Mais Brodeck ne peut pas excuser un crime qui ne veut être oublié que pour mieux se reproduire, et dont il sera la prochaine victime. En tant que survivant, il incarnera toujours l’infâmie que la communauté voudrait effacer : son nom qu’on avait inscrit quand il était aux camps sur le monument aux morts accuse le village. Il est d’autant plus en danger qu’il est celui qui sait, qui écrit, la mémoire indélébile du passé criminel. Son existence même est incompatible avec l’honneur que le village cherche à tout prix à conserver.

Le Nous totalitaire


En adoptant le point de vue de Brodeck, Claudel plonge au cœur d’une conscience déchirée entre la nécessité existentielle de témoigner du crime pour empêcher qu’il ne se reproduise et celle, sociale, de l’effacer pour être réintégré à la communauté. Car Brodeck est conscient que sa seule chance de survivre au village est de se fondre dans le groupe. Or, il est le seul, dangereusement exclu, à n’avoir pas participé au meurtre de l’Anderer. « Oui, j’étais le seul. En me disant ces mots, j’ai compris soudain combien cela sonnait comme un danger, et que, être innocent parmi les coupables, c’est au fond la même chose que d’être coupable au milieu des innocents ».
Tout le roman repose sur ce dilemme : dire « je », c’est-à-dire se mettre à part et se condamner, ou bien se fondre dans le « nous » criminel et se renier soi-même. Brodeck tâtonne tout au long du rapport entre ces deux postures qui le menacent l’une et l’autre.
Dans tous les cas, le danger vient du groupe : car, dans ce village replié sur lui-même, il n’y a pas de place pour l’individu. On craint celui qui a des secrets, de l’instruction, qui n’est pas transparent. Or Brodeck, malgré tous ses effort, est irréductiblement Autre. Son nom, son « histoire errante », son nez (tous ces éléments stéréotypés sont présents dans le roman), tout le désigne comme l’archétype de l’étranger.
Mais, dans une tentative désespérée de déni de soi pour survivre au sein de la communauté, Brodeck ne prononce pas une seule fois, en 400 pages, le mot Juif.

L’aliénation de la victime

Ne pouvant se résoudre à voir en face la cause réelle de son exclusion, Brodeck avoue « préférer le doute à la vérité ». Prenant sur lui le crime de ses bourreaux, il en vient à se croire coupable d’avoir survécu aux camps et croit trouver là une explication acceptable à la violence du groupe. Une posture mortifère et intenable, conclut Claudel : surgissant comme malgré lui, ces mots : « je n’y suis pour rien » qui ouvrent le roman et ruinent toute tentative d’excuser le village et de s’en attribuer la faute. Essayer de plier la réalité à une image est une impasse. Aussi bien pour Brodeck que pour le village, vouloir effacer son passé, ce qu’on est, c’est se condamner à disparaître.

Publié dans en lisant en écrivant

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